Sortir
du nucléaire : quel impact sur l'emploi
Une sortie du nucléaire couplée à
un développement des énergies renouvelables et des transports en commun aurait
un effet positif sur la création et la qualité des emplois en France.
Extrait d’un article de Philippe Quirion, [ paru dans la revue * EcoRev’
n°10 d’automne 2002 - 22 villa des Sizerins 75019 Paris ]
chercheur au Centre international
de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED) et président du
Réseau Action Climat France.
Si
les solutions techniques pour sortir du nucléaire sont connues, son impact sur
l’emploi l’est beaucoup moins. D’un côté, c’est au nom de la défense de
l’emploi (en l’occurrence celui de ses syndiqués) que la CGT d’EDF et
d’Areva envoie ses sbires faire le coup de poing contre les écolos ; de
l’autre, bien des partisans des énergies renouvelables présentent leur activité
comme un «gisement d’emplois» à portée de main.
Certes, pour un écologiste, la
volonté de maintenir des emplois ne saurait justifier, à elle seule, la
prolongation d’une activité néfaste. Qui plus est, pour une partie des intellectuels
et militants écologistes ou de la gauche radicale, vouloir fournir un emploi à
chacun constitue au mieux une illusion, au pire une distraction du but
essentiel : garantir le revenu. Cependant, j’ai expliqué ailleurs pourquoi je
pense qu’il faut mener de front les deux combats, droit au travail et droit au
revenu (1), et j’estime à la fois souhaitable et possible de contrer l’argument
selon lequel la défense du nucléaire servirait celle de l’emploi.
Malheureusement, les estimations de l’effet sur l’emploi de différentes
politiques vis-à-vis du nucléaire ne sont pas légion (2), contrairement aux
évaluations des politiques de lutte contre le changement climatique.
Heureusement, nous disposons d’études qui comparent les énergies renouvelables
et/ou les économies d’énergie à la production d’électricité par des moyens
traditionnels, parmi lesquels se trouve parfois le nucléaire.
Auparavant, un détour
méthodologique s’impose. L’estimation du bilan net d’une sortie du nucléaire
n’est pas chose facile (3). Dans l’idéal, il faut prendre en compte non
seulement les emplois dits directs, ceux créés dans les énergies de
substitution et les économies d’énergies et ceux détruits dans la branche
nucléaire, mais également les variations d’emplois indirects, chez les
fournisseurs des précédents, et enfin les créations et destructions d’emplois
induits par les diverses rétroactions économiques à l’œuvre.
L’évaluation des emplois directs se base sur l’extrapolation des effectifs des
branches qui vont croître ou décroître suite à la politique étudiée, et/ou sur
une estimation technico-économique, c’est-à-dire un chiffrage, par des
économistes et des ingénieurs, des emplois nécessaires. La prise en compte des
emplois indirects requiert l’utilisation des données de la comptabilité
nationale, en particulier le «tableau entrées-sorties» qui trace les flux entre
branches : c’est la méthode dite input-output. De la sorte, on peut prendre en
compte non seulement les emplois dus à la construction, l’installation et
l’entretien d’une éolienne, mais également ceux nécessités par la fabrication
de ses composants : électronique, matériaux composites… Ayant pris en compte
ces deux types d’effets, on peut calculer le contenu en emploi, ou nombre
d’emplois engendré par un euro dépensé dans l’une ou l’autre filière.
Si jusque-là aucune difficulté conceptuelle insurmontable ne se pose, il n’en
est pas de même pour l’estimation des effets induits, qui se base forcément sur
une représentation du fonctionnement de l’économie, généralement formalisée
dans un modèle. Nous verrons plus loin comment les principales écoles de pensée
devraient traiter les effets induits pour être cohérentes avec leurs
présupposés ; auparavant, faisons le tour des estimations des effets directs et
indirects (4).
Quel est le contenu en emploi des différentes
filières énergétiques ?
Les deux études les plus complètes
sur ce thème sont celle de A. Sanghi
(5) sur les États-Unis et l’étude SAFIRE (6) sur l’Allemagne. Le tableau 1
fournit le ratio de contenu en emploi global pour les principales filières de
production considérées, classées par contenu en emploi croissant, dans la
seconde étude.
Contenu en emploi des filières de production en
Allemagne selon l’étude SAFIRE Source : Finon et Pacudan, op. cit., pp. 33-34. |
(emplois par million d’Euros 1990) |
Gaz différentes techniques |
8,7 9,3 |
Fuel
différentes techniques |
12,0 - 13,0 |
Nucléaire
réacteur à eau pressurisée |
19,3 |
Charbon
différentes technique |
21,3 - 22,4 |
Solaire
photovoltaïque et thermique |
22,8 - 23,1 |
Éolien |
27,0 |
Biomasse |
29,3 - 31,7 |
Mini-hydraulique |
47,0 |
Economies
d’énergies |
50 ? |
On constate que le contenu en
emploi du nucléaire est dans la moyenne de celui des énergies fossiles (7), et que
les filières renouvelables présentent toutes un contenu en emploi supérieur aux
filières épuisables.
Malheureusement, les résultats de l’étude de Sanghi,
qui ne comporte pas le nucléaire, diffèrent profondément de ceux de SAFIRE,
puisque le photovoltaïque, le mini-hydraulique et
l’éolien présentent ici un contenu en emploi inférieur au charbon. Il est hélas
difficile d’expliquer ces écarts ; reste que certaines énergies renouvelables
comme le bois-énergie, la méthanisation des déchets et le chauffage solaire
présentent systématiquement un contenu en emploi supérieur aux énergies
traditionnelles. Qu’en est-il des mesures d’économie d’énergie ?
De nombreuses études ont cherché à
calculer l’effet net sur l’emploi de programmes d’économies d’énergie, surtout
aux États-Unis : cf. Finon et Pacudan,
op. cit. Le contenu en emploi des options qui
permettent des économies d’énergie apparaît systématiquement plus élevé que
celui des options alternatives, à savoir les différentes sources d’énergie
épuisables. A cela, deux raisons : d’une part certaines mesures d’économie
d’énergie, comme l’isolation, sont extrêmement intensives en travail. D’autre
part et surtout, le secteur de la production d’énergie est généralement celui
qui présente le contenu en emploi le plus faible : les salaires ne représentent
qu’une part assez faible du prix de l’énergie, qui rémunère largement les
rentes des combustibles et l’important capital nécessaire.
Signalons enfin que les transports
en commun demandent deux fois plus d’emplois et deux fois moins d’énergie que
la voiture pour déplacer un passager sur un kilomètre. Cela n’est pas sans
importance pour notre sujet sachant qu’une sortie du nucléaire s’accompagnera
fatalement d’une hausse de la part du gaz dans la production d’électricité, donc
d’une hausse des émissions de CO2 qu’il faudra compenser dans d’autres
secteurs, à commencer par les transports (8).
En bref, si l’on s’en tient aux emplois directs et indirects, un simple
remplacement du nucléaire par les combustibles fossiles aurait un impact
incertain, tandis qu’une sortie progressive, basée certes sur une part de gaz
mais surtout sur les renouvelables et les économies d’énergie, permettrait une
création nette d’emplois.
L’histoire ne s’arrête pas là car
les modifications de l’emploi, des coûts de production et de la distribution
des revenus auront à leur tour un impact, dit induit, sur l’emploi. Dans
l’hypothèse d’une sortie basée surtout sur les renouvelables et les économies
d’énergie, à quels effets peut-on s’attendre ?
D’un point de vue keynésien, l’emprunt massif pour financer un nouveau
programme nucléaire peut pousser à la hausse les taux d’intérêts à long terme,
d’où un effet récessif sur l’investissement. De plus, ce programme modifierait
la répartition du revenu en faveur des propriétaires du capital, avec un effet
récessif sur la consommation. Au contraire, en permettant à des chômeurs de
retrouver un emploi, le programme alternatif distribuerait du revenu à des
personnes qui ont une forte propension à consommer.
Pour un marxiste, ce programme apparaît idéal puisqu’il contribuerait à
prévenir les deux menaces qui pèsent sur toute économie capitaliste : la baisse
tendancielle du taux de profit, en réduisant la substitution du travail mort au
travail vivant, et la sous-consommation, pour la raison «keynésienne» présentée
ci-dessus.
D’un point de vue néoclassique, les effets induits dépendront du coût du
programme de sortie du nucléaire et de son mode de financement. Si ce coût est
positif et qu’il est financé par une hausse du prix de l’électricité, comme on
peut s’y attendre (9), l’effet est théoriquement ambigu : d’un côté le pouvoir
d’achat des salaires est plus faible, ce qui dissuade les salariés de
travailler (effet de substitution) ; de l’autre ces derniers sont plus pauvres,
ce qui les incite à travailler davantage (effet revenu). Les paramètres de la
plupart des modèles appliqués sont tels que le premier effet l’emporte, ce qui
n’a aucune justification empirique (10) mais les amènerait à conclure à un
effet négatif d’une sortie du nucléaire, éventuellement compensé par
l’amélioration du contenu en emploi. En pratique, la plupart des études
récentes basées sur ces modèles ne fournissent pas de résultat concernant
l’emploi. Seuls Böhringer et al. (11) le font pour la
Suisse, mais les différents effets s’annulent et le bilan est quasi-neutre.
Un impact positif sur l’emploi
Malgré la rareté des études
traitant de l’impact sur l’emploi d’une sortie du nucléaire, il semble possible
de conclure qu’un simple remplacement du nucléaire par les combustibles
fossiles n’aurait guère d’effet net sur l’emploi dans un sens ou dans l’autre.
En revanche, il existe de bonnes raisons de penser qu’une sortie progressive
basée largement sur les renouvelables et les économies d’énergie, surtout accompagnée
d’un développement des transports en commun, créerait davantage d’emplois
qu’elle n’en détruirait. Cela reste vrai que l’on soit keynésien, marxiste,
néoclassique ou simplement dubitatif vis-à-vis des constructions théoriques des
économistes et partisan des études du contenu en emploi, qui ont au moins pour
elles le mérite de la transparence.
Au-delà du quantitatif, qu’en est-il de la qualité des emplois ? S’il est peu
probable que les installateurs de chauffe-eau solaires employés par l’artisan du
coin bénéficient des avantages sociaux des salariés d’EDF, tel n’est pas non
plus le cas des intérimaires gérés aujourd’hui «à la dose de radiation» pour
intervenir dans les centrales. Quant aux conditions de travail, elles sont a
priori plus favorables dans les renouvelables que dans les centrales
nucléaires.
Reste bien sûr le problème de la transition pour les salariés les plus
directement touchés, ceux de la filière nucléaire. Refuser que ces salariés
soient abandonnés au «marché du travail» et aux plans sociaux est bien entendu
une préoccupation légitime. Cela justifie-t-il que les syndicats français de
l’énergie se lancent dans une opération de défense d’une filière en faisant fi
de tout jugement sur son intérêt pour la société ? Le 21 mai 2001, la CGT
énergie a été jusqu’à écrire aux maires de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne
pour qu’ils s’opposent aux tarifs d’achat garantis pour l’énergie éolienne, qui
avaient eu le tort de permettre le démarrage de cette énergie au Danemark, en
Allemagne et en Espagne. Le nucléaire est hélas une exception française aussi
chez les syndicalistes, puisque la Confédération européenne des syndicats,
elle, souligne l’effet positif pour l’emploi du développement des renouvelables
(12).
Philippe
Quirion http://www.centre-cired.fr/perso/quirion/
Notes :
(1) «Au-delà du plein-emploi :
droit au travail et droit au revenu», Confluences, revue de la CAP, 1999.
(2) D’ailleurs, plus généralement, le nucléaire ne mobilise pas les économistes
: parmi les 736 contributions présentées au 2e Congrès mondial en économie de
l’environnement, qui s’est tenu en juin 2002, une seule traitait de la place du
nucléaire. Est-il besoin de préciser que ses auteurs sont français et ses
conclusions largement favorables à l’atome ?
(3) Pour une présentation de ces méthodes, cf. C. Berck et S. Hoffmann, «Assessing the employment impacts
of environmental and natural
resource policy», Environmental and Resource Economics,
22(1-2), juin 2002, pp. 133-156, ou Ph. Quirion, Les
conséquences sur l’emploi de la protection de l’environnement : l’apport des
études de contenu en emploi, thèse de doctorat, Ecole des Mines de Paris, 1999.
(4) Cette partie se base largement sur D. Finon et R.
Pacudan, Analyse des études de contenu en emploi des
filières de production électrique et des options de maîtrise de la demande,
1996, IEPE, Grenoble, et Ph. Quirion, op. cit.
(5) «Economic Impacts of Electricity Supply Options», dans
O. Hohmeyer et R. Ottinger,
Social Costs of Energy; Present Status and Future Trends, 1994, Springer-Verlag, Berlin.
(6) Energy for Sustainable Development, SAFIRE: Cost-Benefit Coefficients
Report, Commission européenne, DG XI, 1996.
(7) L’étude plus ancienne de P. Hubert
pour la France concluait également à un contenu en emploi du nucléaire à la
fois proche de celui du charbon et plus élevé que celui du pétrole, mais en se
basant sur des hypothèses de coût largement obsolètes. «Le travail incorporé à
l’électricité», Économie et statistique, 126, 1980, pp. 65-77.
(8) J.-P. Orfeuil, L’emploi et l’énergie mobilisés
par le transport de voyageurs, INRETS, Bron, France, 1996.
(9) Certes, il existe un gisement rentable d’économies d’énergies, mais pour
sortir du nucléaire sans recourir massivement aux énergies fossiles, il faudra
mettre également en œuvre des mesures d’économies d’énergie qui coûteront
beaucoup plus cher que les dépenses énergétiques économisées.
(10) E. Goodstein, «Labor
supply and the double-dividend», Ecological Economics (42)1-2 (2002) pp.
101-106.
(11) Economic Impacts of a Premature Nuclear Phase-Out in Switzerland, ZEW
Discussion Paper No. 01-68, http://www.zew.de/pub/zew-docs/dp/dp0168.pdf
(12) Résolution
sur le développement durable, 13 juin 2001.
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